What does a dream day in Montreux look like? We asked this question to the journalists who report on the concerts and backstage every summer! Find their stories, real or fantasized, from July 3rd to 18th on our website.
Déambuler le long de la Grand Rue de Montreux une fin d’après-midi de festival de jazz, c’est s’accouder à la fenêtre du monde. Enfin, d’un certain monde. Sur quelques centaines de mètres, on bosse, réseaute, flâne, achète, vend, regarde, se mire, se montre. Le roadie transpire. Le chauffeur manœuvre. Le vigile contrôle. La serveuse sourit. Ou pas. Le festivalier s’impatiente. Le VIP déguste. Le badaud s’attarde. Sous le soleil, évidemment. Et au gré des effluves du lac ou des remugles des gaz de combustion de bolides, souvent bruyants, qui étalent leur puissance autant que leurs propriétaires le pognon. Suscitant quelques regards admiratifs et pas mal de moues dubitatives. « Derrière chaque fortune il y a un crime » écrivait Balzac. Ah!
«Je me demande ce qu’en penserait Charles Lloyd. L’immense Charles Lloyd. Figure tutélaire de ce Montreux Jazz puisque première star internationale à s’y produire lors de l’édition fondatrice de 1967.»
En pénétrant la porte carrousel du Palace, je me demande ce qu’en penserait Charles Lloyd. L’immense Charles Lloyd. Figure tutélaire de ce Montreux Jazz puisque première star internationale à s’y produire lors de l’édition fondatrice de 1967. Et régulièrement invité depuis. Que penserait donc Charles Lloyd de ce 21e siècle trépidant, lui qui à la fin des années soixante s’était retiré du monde à Big Sur, en Californie, pour se purifier spirituellement parce que tout allait trop vite pour lui. Déjà. Reconnecter son âme amérindienne à la nature. Une retraite dont Michel Petrucciani l’avait sorti dix ans plus tard. Merci Michel. Merci Charles.
«Moquette épaisse. Lumière douce. Sons étouffés. J’arpente les couloirs du monde cinq étoiles. Avant que Charles Lloyd ne m’ouvre sa porte et celle, je l’espère, de son cosmos.»
Moquette épaisse. Lumière douce. Sons étouffés. J’arpente les couloirs du monde cinq étoiles. Avant que Charles Lloyd ne m’ouvre sa porte et celle, je l’espère, de son cosmos.
Nous nous installons pour l’entretien. Lui, assis confortablement dans un fauteuil bas et profond, bras sur les accoudoirs, ses longues mains jointes sous le menton. Attentif. Réceptif. Première question. Et alors qu’il commence à répondre, ses yeux s’éloignent. S’absentent. Puis doucement ses paupières se ferment sans qu’il ne cesse de parler. La voix douce. Profonde aussi. Les mots comme des notes. Les phrases comme des volutes. Qui dansent devant moi et me happent alors que je réalise que je ne comprends absolument rien de ce qui m’est dit. Rien. Voyage. Tapis volant. Etoiles. Conscience. Ailleurs… Mais qu’est-ce que c’est que ce charabia?
«Les minutes passent. Charles Lloyd garde les yeux clos. Mon micro continue d’enregistrer sa voix. Et ses paroles, dont la cohérence m’échappe totalement. A défaut de comprendre, je le regarde.»
Les minutes passent. Charles Lloyd garde les yeux clos. Mon micro continue d’enregistrer sa voix. Et ses paroles, dont la cohérence m’échappe totalement. A défaut de comprendre, je le regarde. Il semble profondément concentré. Méditatif. Bientôt vingt minutes qu’il voyage dans cet ailleurs inaccessible pour moi lorsque je me surprends à l’entendre reprendre les éléments de ma question initiale. Tout en rouvrant les yeux. Et conclure. Silence.
J’y crois pas!
«Et moi, de comprendre et de savourer cette fois ce moment de privilège absolu auquel il m’est donné d’assister: seul spectateur d’une improvisation, non pas sur une mélodie soufflée dans un saxophone, mais donnée en paroles. La question comme un thème de jazz.»
Alors je tente une deuxième question. Et Charles Lloyd de reprendre son envol. Et moi, de comprendre et de savourer cette fois ce moment de privilège absolu auquel il m’est donné d’assister: seul spectateur d’une improvisation, non pas sur une mélodie soufflée dans un saxophone, mais donnée en paroles. La question comme un thème de jazz.
Exposition.
Chorus.
Exposition.
Les mots comme des notes. Les phrases comme une impro. Poésie jazz exclusive dont je m’enivre avec une reconnaissance émue. Mon plus beau concert. Au commencement, à Montreux, était Charles Lloyd.
Michel Cerutti, TV5 Monde