À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent les concerts et les coulisses du MJF chaque été! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.
Chez Jumbo, le vendeur joue avec le clic de son stylo à bille rétractable en voyant les cartons s’empiler sur le transpalette. Plus rien ne l’étonne. Quatre places par canot, ça fait que je prends tout le stock. Never too big, qu’ils disent dans le monde du spectacle. Au Montreux Jazz Festival on n’a jamais eu peur des grandeurs. Sur le flanc des bateaux, je fais graver : SUN COUSTO. Jesus is not a surfer, chante le duo pop-punk pendant la descente aux flambeaux sur l’avenue Claude Nobs.
«A la proue du bateau, le poing levé, la hanche leste, DANITSA est notre Captain. Avec ses peintures de guerre et ses amulettes sacrées, FLÈCHE LOVE sera notre vigie – celle qui grimpe sans peur jusqu’au sommet du mât(riarcat)…»
Le 14 juin dernier, il faisait un temps de novembre, un temps à se chopper la grippe, un temps à mieux rester chez soi. Ce 14 juillet sera notre. Sur la passerelle du débarcadère, KASSETTE scrute l’horizon liquide et fait une promesse au public: un jour, avec la bande du Cheptel, elle jouera son Lémancolia à Chillon. En attendant, je passe mes sirènes en revue. A la proue du bateau, le poing levé, la hanche leste, DANITSA est notre Captain. Avec ses peintures de guerre et ses amulettes sacrées, FLÈCHE LOVE sera notre vigie – celle qui grimpe sans peur jusqu’au sommet du mât(riarcat), celle qui guette les rivages des luttes que l’on gagne. L’odeur de pin mêlé aux noyaux d’abricots, c’est le parfum que sème notre nymphe des montagnes, la fée des caravelles, la gardienne des abysses – pour veiller au voyage AURÉLIE EMERY chante Corinna Bille et dompte les monstres marins. Au loin, précédée par un flow qui court plus vite que son époque, KT GORIQUE ne marche pas: elle foule, talonnée par le crew du BIGGEST FEMALE ALLSTARS CYPHER. Kunta Kita est une famille nombreuse : dix-neuf rappeuses, neuf pays, une force qui suffirait à repêcher le Titanic.
«David Sanborn a éclaté une Porsche sur la route du Picotin. «It’s a powerful car !» bredouilla le saxophoniste en remettant les clés de son bolide froissé.»
Dans le monde d’avant, Van Morrison arrivait sur la Riviera en hélicoptère. D’Angelo louait une dizaine de Chrysler pour parcourir la distance qui séparait le Montreux Palace de l’entrée des artistes de l’Auditorium Stravinski et David Sanborn a éclaté une Porsche sur la route du Picotin. «It’s a powerful car !» bredouilla le saxophoniste en remettant les clés de son bolide froissé.
«Silent Shore, c’est aussi ça: un été sans les bébés machos qui ne tiennent pas l’alcool et qui harcèlent sous les jupons.»
Le vaisseau de puissance, ce soir, ce sont les voix de ma procession pneumatique qui s’élèvent sous le ciel de Montreux. Le soleil s’est couché, leurs étoiles brillent plus fort. Ce n’est pas une croisière. On rame, on rame, on rame – depuis la nuit des temps, c’est la seule énergie qu’on dépense. Elle est renouvelable. Contagieuse. Inflammable. Mais c’est un feu qui s’entretient: notre coach CAMILLA SPARKSSS fait une séance d’échauffement au son du nouvel hymne des galériennes, Womanized, sur les pelouses immaculées. Silent Shore, c’est aussi ça: un été sans les bébés machos qui ne tiennent pas l’alcool et qui harcèlent sous les jupons. Pour éloigner les petits joueurs, penchée sur sa marmite, YOUR FAULT nous mijote des potions. Des orties pour marquer notre territoire, des fougères parce qu’elles sont sauvages, de l’absinthe pour apprendre à rêver: En 2018, sur les 112 concerts annoncés de la programmation payante, 79 groupes ne comptaient pas de femmes dans leurs formations, à l’exception de quelques choristes ponctuelles. En 2021, les scènes nous appartiendront. En 2021, la prophétie de Grace Jones se réalisera: “Instead of penetrating, I think [men] all need to be penetrated once. Then they’ll understand what it’s like to receive instead of give.” Et Claude Nobs l’applaudira, parce qu’il a toujours été visionnaire.
Salomé Kiner est journaliste pour Le Temps, Couleur 3 et la revue Mouvement