À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent chaque été les concerts et les coulisses du MJF! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.
«Can I suggest filets de perches?» J’ai dit ça comme c’est venu. Ils se sont arrêtés de parler et m’ont regardé avec un air étrange, signifiant «qui est ce type et qu’est-ce qu’il raconte». Puis Malcolm Braff s’est adressé à Kanye West et Troy Andrews, dit Trombone Shorty. Il a essayé brièvement de leur expliquer le concept «filets de perches», ils ont eu l’air de trouver cela cool. On était à quelques heures du premier concert du festival de Montreux 2020, j’étais venu ce matin dans le bar du Palace faire mon métier d’échotier, et interroger quelques minutes Trombone Shorty. Je l’adore, sa puissance, groove à la fois fanfare jazz et funk de la Nouvelle-Orléans. J’aime aussi le personnage, l’allure, lunettes noires, façons de star insolente.
«Celui qui fait l’affiche, le buzz, l’ouverture de cette année, c’est Kanye West, évidemment. Alors quand sa tête était passée dans le bar, Trombone Shorty l’avait salué avec respect, mais aussi presque comme un pote.»
Mais le géant du festival, celui qui fait l’affiche, le buzz, l’ouverture de cette année, c’est Kanye West, évidemment. Alors quand sa tête était passée dans le bar, Trombone Shorty l’avait salué avec respect, mais aussi presque comme un pote. Quant à Braff, il était là pour le Sunday Service Choir, la bande de chanteuses et chanteurs gospel qui accompagne West partout, désormais. Malcolm, régional de l’étape, doit ce soir jouer de l’orgue avec eux. Il est merveilleux dans les notes bleues et religieuses, sa musique vient de là. Le programme de la première nuit du MJF 2020 s’annonçait stupéfiant: Kanye et son hip-hop imbibé de Dieu au Stravinski, Trombone Shorty et le blues de Gary Clark, Jr. sur la scène du Miles Davis Hall.
Mais en attendant, dans ce bar, ils en étaient à évoquer l’idée d’aller manger quelque chose. C’est là que je l’avais ramené. Quelques instants plus tard, ils les voulaient absolument, ces filets de perches. Ils ont même appelé Gary Clark, Jr., dans sa chambre, genre «rapplique, frère, en avant pour du poisson». J’ai passé un coup de fil au petit bistrot de Noville où Claude Nobs m’avait dans une autre vie emmené déguster ces fameux filets. J’ai prévenu que c’était du lourd, du dérangeant, de l’énorme, du sécurisé.
Un gars m’a collé à côté du chauffeur de la première voiture, pour montrer la route. C’était parti: on allait au soleil de midi manger avec Malcolm, Troy, Gary, Kanye et aussi Madame Kim K., oui, elle-même, qui trouvait ça trop super. Plus une escouade de malabars en costard qui prenaient l’air inquiet et inquiétant.
«Ils ont adoré les perchettes, c’est d’ailleurs le seul moment où ils se sont tourné vers moi. Kim K. m’a souri, c’est dire.»
A table, je me suis retrouvé tout au coin, forcément. J’écoutais, je regardais, je vivais ça juste pour être sûr de ne pas le rêver. J’ai essayé de saisir leurs rires, les blagues au vol au milieu de l’incongru si formidable de ces types en train de parler musique et Amérique devant les sets de table en papier. Ils ont adoré les perchettes, c’est d’ailleurs le seul moment où ils se sont une micro seconde tourné vers moi. Kim K. m’a souri, c’est dire. Malcolm Braff, avec sa gueule de sorcier barbu, était aussi sidéré que moi, mais il prenait l’air d’avoir l’habitude. J’ai reçu un sms de Mathieu Jaton: «tout va bien?»
Ensuite, ils sont montés au chalet, à Caux, heureux et un tantinet pompette. Là-haut, ils ont bâfré du saumon, bu du champagne, décidé sans doute que cette soirée-là n’allait pas être habituelle, même pour eux. Mathieu leur a expliqué des bouts de l’histoire du festival, ils ont regardé le fantôme de Nina Simone en 1976, dans la salle de projection. C’est toujours ce concert-là qui passe pour impressionner les petits nouveaux. Cela a marché encore avec Kanye West, parce que c’est du génie de la première à la dernière note, du premier au dernier regard de Miss Simone.
« Sur le coup de 22 heures, West est arrivé sur scène. En quelques minutes, il a transformé l’Auditorium en basilique rap et gospel. »
La nuit est ensuite descendue sur la montagne et la ville. Il y avait la foule, le son de la fête dedans. Des gens ivres, joyeux, des amoureux, des fans de hip-hop à casquette. Sur le coup de 22 heures, West est arrivé sur scène. En quelques minutes, il a transformé l’Auditorium en basilique rap et gospel, une manière de transe collective s’est installée. Il n’a jamais lâché l’affaire, concentré et habité, toujours en donnant le sentiment d’inventer littéralement son concert. Kanye West est le plus grand rappeur du monde justement parce qu’il est imprévisible, sans doute dingue, dans l’esprit du moment. Il peut se mettre à dire n’importe quoi, il peut déconner, s’en aller aussi. Mais il parvient surtout à demeurer souvent funambule entre son instinct et l’envie de partage. «Dis ta parole, et brise-toi», disait Nietzsche, cela lui ressemble. Quand il a lancé «Fade», titre étincelant, qui concluait The Life of Pablo, l’ovation fut inouïe.
Et là, ils sont soudain arrivés par le côté de la scène: Braff, Trombone Shorty levant haut sa coulisse, Gary Clark et sa guitare. Kanye West s’est marré, MC royal, majesté tranquille sur son trône d’aristo du rap, prodigieux de contrôle pourtant, et ce qui s’est passé, dans cette salle ressemblant à une poêle où sautait des milliers de pop-corn, m’a griffé le cœur. «Fade» a duré une demi-heure, le solo de trombone de Monsieur Andrews était délirant et virtuose, condensé de chez James Brown et de Louisiane. Clarke s’est envolé, intense comme Hendrix, faisant hurler ses cordes et la foule. Kanye a crié dans son micro «Great black music, great black music…» Il s’est mis à répéter cela façon derviche tourneur, comme une prière heureuse, un mantra, l’instant de leur histoire à célébrer, là, à Montreux. Can I suggest que c’est là que les larmes de la joie ont débordé de mes yeux?
Christophe Passer, Le Matin Dimanche