À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent les concerts et les coulisses du MJF chaque été! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.
«Aujourd’hui, les échanges sont minutés et les surprises se font rares. Les artistes ne quittent guère les rails des tournées, la communication se fait par courrier électronique paraphé par les agents. Tout est carré, tout est balisé. Jusqu’au jour où tout déborde.»
On aurait payé cher pour entendre les conversations téléphoniques de Claude Nobs quand il se mettait en tête d’organiser une soirée d’exception à Montreux. Des heures et des heures de discussions évanouies à jamais dans l’air des montagnes, offensives de charme, colères épiques, parfois les deux en simultané. Palabres, palabres, palabres, promesses et douceurs, avec des intermédiaires stratégiquement placés à Londres, New York ou Paris… Tout ça pour une rencontre magique sur la scène du festival, quelques minutes d’improvisations croisées que personne n’avait vu venir. Aujourd’hui, les échanges sont minutés et les surprises se font rares. Les artistes ne quittent guère les rails des tournées, la communication se fait par courrier électronique paraphé par les agents. Tout est carré, tout est balisé. Jusqu’au jour où tout déborde. Comme cette année où Mathieu Jaton nous fait lire des pages et des pages de messages. Sur son ordinateur. Sur son téléphone. Des échanges si touffus qu’on pourrait en faire un livre. Les premiers sont datés de l’automne et ça ne s’arrête plus. Pendant des semaines, les esprits se chauffent, les missives sonnent comme des manifestes. Des musiciens créent même un groupe sur WhatsApp où ils s’échangent des vidéos de concerts légendaires. Ils se connaissent mais ont manifestement envie d’en savoir plus. Ils forment une bande prestigieuse qui ne cesse de s’étoffer. Thundercat que Montreux a contacté le premier. Puis Kamasi Washington et Robert Glasper entraînés par l’élan. Et leur complice Kendrick Lamar, les aînés Q Tip, Nas, Snoop Dogg, des pionniers de la nouvelle scène jazz londonienne et des figures de l’ancien monde. D’autres qu’il est encore tôt pour citer. Quand on lit les centaines de messages fiévreux, on comprend que les organisateurs se soient pincés pour y croire. Et qu’ils aient préféré garder le secret le plus longtemps possible. En croisant les doigts.
«Thundercat donne le ton: “Vous ne croyez pas qu’il est temps de fêter les noces (sic) du jazz et du hip hop ? L’heure n’est-elle pas venue de célébrer notre force? Kendrick, c’est toi le boss, c’est toi qui peux faire bouger tout le monde. Vas-y!”»
Dans un texto qui circule en janvier, c’est Thundercat qui donne le ton: «Vous ne croyez pas qu’il est temps de fêter les noces (sic) du jazz et du hip-hop ? Ça fait des années qu’on en parle. Des années que les journalistes nous posent des questions sur cette nouvelle scène, des années qu’on se vante à droite, à gauche, de notre esprit libre, de notre goût de l’improvisation, de nos réseaux, de notre sens de la communauté et franchement, les gars, on fait quoi? Quelques boeufs en studio? Des morceaux les uns pour les autres? L’heure n’est pas venue de célébrer notre force? Kendrick, c’est toi le boss, c’est toi qui peux faire bouger tout le monde. Vas-y!» Pendant quelques semaines, aucune trace de réponse. D’autres messages signés Kamasi Washington et Robert Glasper relancent l’idée, chacun promet d’être disponible en juillet, des idées fusent, on parle d’un hommage à J Dilla ou d’un autre à John Coltrane. Des signatures apparaissent dans la conversation, d’autres s’évanouissent…
«Il en parlé à Q-Tip, Snoop Dogg et Dr Dre. Un mail dont il est manifestement l’expéditeur (Kenkcird2076@…),finit par arriver à Montreux. Toute l’équipe du festival va le lire et relire pendant des semaines: “Nous VIENDRONS. Nous viendrons TOUS jouer GRATUITEMENT. Il n’y a pas d’autres façons de FAIRE.”»
L’enthousiasme menace de retomber quand, un jour de février, Kendrick Lamar donne un premier signe de vie. Il a reçu une vidéo de Nina Simone à Montreux. Il la regarde en boucle et la commente longuement. On ne jurerait pas qu’il ait pris la peine de chercher le canton de Vaud sur une carte mais il est dansa les starting blocks. Il veut porter le projet. Il en parlé à Q-Tip, Snoop Dogg et Dr Dre. Un mail dont il est manifestement l’expéditeur (Kenkcird2076@…),finit par arriver à Montreux. Toute l’équipe du festival va le lire et relire pendant des semaines: «Nous VIENDRONS. Nous viendrons TOUS jouer GRATUITEMENT. Il n’y a pas d’autres façons de FAIRE.» Après quelques semaines, il devient même clair que les voyages seront pris en charge par un mystérieux bienfaiteur, pas un sponsor mais un mécène qui veut rendre à la musique un peu de ce qu’elle lui a donné. Les hôtes de Montreux n’ont qu’à assurer l’accueil et la logistique. Ils savent faire.
«Kendrick Lamar a conçu la soirée en trois parties. Le programme n’en annonce que le nom Parade au Stravinki, Unity au Lab, Love au Jazz club. Malgré l’effervescence, tout commence à l’heure dans l’auditorium bondé, surchauffé par les rumeurs. C’est Quincy Jones, montreusien de cœur, qui vient jouer les MC. Il prend son temps pour saluer les noces du hip hop et du jazz qu’il fût l’un des premiers à célébrer.»
Évidemment la belle promesse a tout d’une promesse. Elle a de quoi faire trembler jusqu’au dernier moment. Rien n’est vraiment signé. Sauf avec Kendrick Lamar qui a accepté qu’on vende la soirée sur son seul nom: «Kendrick Lamar and friends» ça suffit pour remplir le Stravinski et les autres salles qui seront toutes occupées par la joyeuse bande. Le jour dit, le15 juillet, les invités sont aiguillés vers le Picotin, le chalet de Claude Nobs, plus pour l’anonymat que pour le prestige. Tout le monde se prend au jeu de la surprise. Les musiciens eux-mêmes ne savent pas tout de la soirée. Et Mathieu Jalon, le boss du festival, est bien obligé d’admettre qu’il n’a pas les clés. Dr Dre est arrivé la veille au soir et joue les grands ordonnateurs, entourés de ses sbires qui ne favorisent pas le contact. Il loge chez Quincy Jones avec lequel il ne cesse de retoucher le programme. Un studio de répétition est installé dans une villa en bord de lac. On enregistre des boucles pour la soirée. Des nouveaux visages se pointent sans cesse sur les hauteurs. Certains que personne ne pensait voir ici. Venus sans escorte et sans chauffeurs. Le staff de Montreux n’en croit pas ses yeux. Les badges ne servent plus à grand-chose. Une drôle de sensation. Entre ivresse et panique.
Kendrick Lamar a conçu la soirée en trois parties. Le programme n’en annonce que le nom «Parade» au Stravinki, «Unity» au Lab, «Love» au Jazz club. Malgré l’effervescence, tout commence à l’heure dans l’auditorium bondé, surchauffé par les rumeurs. C’est Quincy Jones, montreusien de cœur, qui vient jouer les MC. Il prend son temps pour saluer les noces du hip-hop et du jazz qu’il fût l’un des premiers à célébrer. Un pinceau de lumière fait apparaître Dr Dre sur une estrade au bord de la scène. Une compression de ses tubes pousse déjà le public dans les cordes. Une pulsation énorme. Renforcée par la frappe explosive d’Ahmir Thompson des Roots qui trône comme un buddha dans une lueur mauve. Thundercat, tout en plumes, débarque en petites foulées suivi d’un autre indien qui n’est autre que George Clinton, puis de Larry Graham qui vient plaquer une seconde ligne de basse à faire trembler les murs «Free Your Mind and You ass will follow» s’amuse Clinton qui joue les bateleurs. La salle est surexcitée. Pendant près de trois heures, la fièvre jazz-funk ne retombera pas. Sous la houlette du saxophoniste Kamasi Washington, les instrumentistes soignent leurs digressions sans jamais s’égarer et les ténors du rap viennent jouer les équilibristes. Souple et tonique comme un judoka, Kendrick Lamar chauffe sa troupe. Ses échanges avec Snoop Dogg sur une bouleversante version de vingt minutes de Lil Ghetto Boy en hommage à Donny Hathaway sont inoubliables. Comme ceux avec Nas et Q Tip de A Tribe Called Quest. Les gros plans sur les écrans du Stravinski guettent l’euphorie sur les visages. Ils la laisseront filer. Pour la première fois à Montreux, rien n’est enregistré. Kendrick Lamar l’a exigé. Des messages et des messages pour en discuter. Tout le monde n’était pas d’accord. Loin de là. Mais à l’arrivée, comme le scande George Clinton, au cœur d’un monumental King Kuta en rappel, «This Revolution will not be televised».
Et ensuite? On dérive entre les étages du palais des congrès. On aimerait tout raconter mais les souvenirs s’embrouillent. Sur la scène du Lab, les membres d’A Tribe Called Quest jouent avec le contrebassiste Ron Carter des morceaux de The Low End Therory, le classique de la fusion rap et jazz. On jurerait qu’ils sont en lévitation. Nas s’arrache les tripes sur la guitare de son père, le bluesman Olu Dara. Snoop Dog et Dr Dre enterrent pour de bon les guerres imbéciles et rendent hommage à Notorious B.I.G sur des thèmes de son mentor, le saxophoniste Donald Harrison. Erykah Badu sort de nulle part pour jouer les morceaux de son premier album et une sublime version de Why Can’t we Live Together pour laquelle elle a convié son créateur Timmy Thomas. Orgue, voix, boîte à rythme, larmes. Comme à l’époque. Tout le monde est gris quand on bascule vers le club de jazz. Il faut un moment pour remarquer que la voix de falsetto qui s’échappe d’une poche d’ombre en bord de scène est celle de D’Angelo. Les portes sont grandes ouvertes sur le lac, la foule se masse sur les quais. Les chansons de la révolte noire s’enchaînent, une constellation de classiques que l’on reprendrait à tue-tête si la liberté des musiciens ne nous emmenait ailleurs dans la seconde. L’orchestre n’en finit plus de changer, et c’est quand on est ivre, fourbu, repu que Kendrick Lamar fait entrer le dernier de ses invités, Frank Ocean, avec lequel il joue plusieurs morceaux en apesanteur, dont une reprise sur un fil d’A Change Is Gonna Come. Des spectateurs sont au bord de la transe, d’autres font comme s’ils n’avaient pas remarqué l’immensité de l’instant. A cette heure tout est possible. Un chroniqueur plus saoul que d’autres fait remarquer que «Lamar et Ocean en bord de lac c’est quand même fort» C’est idiot, mais personne ne l’écoute. Ses mots flottent, puis s’envolent, comme le reste.
Laurent Rigoulet, Télérama