À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent chaque été les concerts et les coulisses du MJF! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.
Ce sont d’abord quelques pulsations dans le lointain. Puis un beat sourd faisant trembler les murs et une batterie binaire bientôt rejointe par des nappes de clavier et une basse qui claque… «How does it feel, to treat me like you do?», lâche alors négligemment Bernard Sumner. Et l’Auditorium Stravinski de rentrer dans une transe extatique dont on a instantanément su qu’elle serait un des grands moments du 54e Montreux Jazz. «Blue Monday», un des plus grands hymnes de l’histoire de l’électro-pop, a enfin rejoint la liste des tubes qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont fait du festival lémanique le jukebox des musiques du XXe siècle. Sorti il y a trente-sept ans, ce classique de New Order reste le maxi 45 tours le plus vendu de l’histoire du vinyle. On rêvait de l’entendre à Montreux, après un premier rendez-vous raté.
«En vedette, Robert Plant, qui n’était pas encore qualifié de légende, mais était simplement l’ex-chanteur de Led Zeppelin – le groupe rentrera deux ans plus tard au Rock & Roll Hall of Fame.»
New Order avait en effet déjà joué au Strav’. C’était en 1993, en ouverture du 27e MJF. La soirée était 100% britannique, mais aussi un peu particulière puisqu’elle marquait l’inauguration de ce vaste auditorium aux effluves de sacre du printemps. En vedette, Robert Plant, qui n’était pas encore qualifié de légende, mais était simplement l’ex-chanteur de Led Zeppelin – le groupe rentrera deux ans plus tard au Rock & Roll Hall of Fame. On se souvient d’ailleurs l’avoir croisé dans les couloirs menant à la salle, se promenant tranquillement, sans garde du corps le surveillant ni fans le harcelant.
Avant que le rockeur permanenté ne rugisse, ce sont donc Bernard Sumner, Peter Hook, Stephen Morris et Gillian Gilbert qui rentraient dans l’histoire du Stravinski en étant les premiers musiciens à s’y produire. On espérait beaucoup de ce concert au vu de la rareté des apparitions scéniques de New Order, ce groupe qui sans un drame n’aurait peut-être jamais existé. Sumner, Hook, Morris: les trois Mancuniens avaient démarré leur carrière au sein d’une formation emblématique de la scène post-punk. Auteur de deux albums qui auront une influence déterminante sur le son des eighties, Joy Division disparaîtra brutalement à la veille de sa première tournée américaine lorsque, le 18 mai 1980, le chanteur Ian Curtis se donnera la mort. Ainsi naissait New Order.
«Il avoue ressentir quelque chose de spécial, comme un imperceptible frisson, à l’idée de revenir dans un festival dont la programmation ressemble à une encyclopédie du jazz et des musiques actuelles.»
Bernard Sumner se souvient parfaitement de sa première venue à Montreux, lui qui cite volontiers le fameux Led Zeppelin IV comme un de ses albums préférés. Acceptant à la dernière minute d’échanger quelques mots avec la presse peu avant son entrée en scène, le chanteur et guitariste ressemble désormais plus à un prof d’histoire retraité qu’à une popstar. A l’instar de tant d’autres musiciens rencontrés au fil des ans dans les coulisses du Strav’, il avoue ressentir quelque chose de spécial, comme un imperceptible frisson, à l’idée de revenir dans un festival dont la programmation ressemble à une encyclopédie du jazz et des musiques actuelles. La rencontre ressemble plus à une conversation qu’à une interview formelle. Alors qu’il évoque sa passion pour la musique de film et les compositions d’Ennio Morricone, on lui raconte les concerts mémorables de David Bowie, Neil Young ou Nick Cave dans ce même Auditorium Stravinski qu’il s’apprête à retrouver.
Le faire parler de Ian Curtis? On n’y pensait même pas, par pudeur. Mais voilà que soudainement, comme mû par un immarcescible devoir de mémoire, Sumner tient à saluer celui qu’il considérait plus comme un poète que comme un songwriter. Quelques heures plus tard, après avoir avoir mis en transe un public dense avec «Blue Monday» puis l’hypnotique «Ceremony», il enchaînera en guise de rappel «Transmission» et «Love Will Tear Us Apart». Quarante ans après la disparition de leur auteur, ces deux titres gravés par Joy Divison restent d’une intensité rare, d’un lyrisme sombre et désenchanté tout en préfigurant le son plus synthétique et dansant de New Order.
En 1993, les Anglais n’avaient joué qu’une cinquantaine de minutes devant un parterre clairsemé, beaucoup d’invités venus inaugurer le Strav’ étant visiblement restés accrochés à leur coupe de champagne. En 2020, ce sont deux heures de concert qu’ils ont offert à la postérité du Montreux Jazz. Enfin.
Stéphane Gobbo, Le Temps