À quoi ressemble une journée de rêve à Montreux? Nous avons posé la question aux journalistes qui vous relatent les concerts et les coulisses du MJF chaque été! Retrouvez leurs récits, réels ou fantasmés, du 3 au 18 juillet sur notre site.
Putain, 20 ans! Bon, je commence par un gros mot, c’est toujours ça de pris sur l’âge et ses convenances. Mais quand même, 20 ans… Vingt étés de suite, précisément, vingt débuts de mois de juillet vécus au Montreux Jazz entre 2000 et 2019, à en tenir chronique pour le meilleur quotidien de Suisse romande et des alentours, sans céder à l’appel des plages et des bikinis, demeurant bien au contraire impavide devant la scène, soir après soir, calepin en main, passe au cou, oreilles nettoyées au Q-Tip ammoniaqué pour filtrer chaque note à l’aune impitoyable de ma subjectivité parfois sévère, toujours juste, sauf parfois.
«La soirée de rêve n’est-elle pas un mix de ces souvenirs diffus, de ces images en bataille, composant une parade multicolore et informelle de ce que la musique, ces 20 dernières années, a produit en vrac, de la plus grande star à la plus petite découverte?»
Il aura fallu une pandémie mondiale pour que je prenne des vacances en juillet. Si cela paraît disproportionné, ça n’en reste pas moins contrariant. Heureusement, la proposition de jeter quelques mots sur ce 54e festival sans festival rétablit un peu de normalité dans mon agenda, quand bien même je le fais depuis une plage entre deux bikinis. Sauf qu’il ne s’agit plus ici de «vivre» le Montreux Jazz mais de l’imaginer, de le fantasmer, de transmettre par les mots quelle espèce de plaisir divin aurait été ma «soirée de rêve». Comme d’y écouter un supergroupe avec John Frusciante et Jack White pour guitaristes et Greg Dulli au chant. Ou The Cure au Stravinski. Ou une réunion des Stray Cats ou de Fugazi. Ou une prestation acoustique de Martin Gore. Ou Bruce Springsteen reprenant Townes Van Zandt. Ou quelques mignardises pour combler mes appétits de rock néo classique, de blues punkoïde et de folk crapoteuse, des artistes qui ne rempliraient pas à eux seuls une salle montreusienne mais tant pis – Blitzen Trapper, Kurt Vile, Two Gallants, Ryan Adams, Clutch…
Dans «Le Pont de la rivière Kwaï», un sergent à moustache, très droit, très fier, très britannique, demande à son subordonné s’il a déjà calculé la somme totale des actes de toute une vie. C’est à ce gradé auquel je pense, tandis que la vague lèche mon mollet gauche. Non pas que je l’imagine au micro avec Fu Manchu en backing band (voilà un concert de rêve) mais parce que l’absence de Montreux Jazz, plutôt que de me projeter dans des rêveries futures, me ramène vers les centaines d’heures passées en son sein. Ne pas y voir là un pessimisme exagéré pour la suite, ni un passéisme outrancier. Simplement, envisageant ces 20 éditions emmagasinées, revoyant par flashes des concerts dont je ne sais s’ils sont vraiment les meilleurs que je vécus car les plus mémorables, je m’interroge: comment quantifier cette somme de musique, cette addition de sensations – plaisir, extase, surprise, ennui, déception -, cette multitude d’instants rangés dans une seule et même caboche? La «soirée de rêve» n’est-elle pas un mix de ces souvenirs diffus, de ces images en bataille, composant une parade multicolore et informelle de ce que la musique, ces 20 dernières années, a produit en vrac, de la plus grande star à la plus petite découverte?
«Lemmy, de Motörhead, m’offrit en vain un whisky (je ne bois pas) puis une clope (je ne fume pas) avant de me demander si j’étais de la dynamite au lit.»
Les images se mêlent et, avec toutes mes excuses pour le principe de l’exercice qui commandait de laisser les morts à sa porte, émerge un pas de danse de Prince, si génialement putassier qu’il accordait plus d’importance à montrer son bon profil à la caméra qu’à se concentrer sur le solo de guitare surhumain qu’il balançait juché sur des talons aiguilles. Nick Cave, bien en vie en 2018, lui succède, debout au milieu d’un public sur les genoux, au propre comme au figuré. Apparaît la première visite d’Antony, avec ses Johnsons, dans un Miles Davis coi. Aussi, le cheveu poivre et sel d’Adam Yauch, a.k.a. MCA, croisé au sortir des loges avant deux soirs fabuleux avec les Beastie Boys. Ces mêmes loges de l’Auditorium où Lemmy, de Motörhead, m’offrit en vain un whisky (je ne bois pas) puis une clope (je ne fume pas) avant de me demander si j’étais de la dynamite au lit. Merci baby. Deux morts à la suite, pardon à nouveau, mais 20 années sont un assez long chemin pour compter quelques disparus – le festival a beau être «de jazz», on parle tout de même de rock’n’roll. Comme Iggy Pop, tiens, qui perdait sa dent en 2018 en plein milieu du concert.
«Comme chantait Neil Young au Stravinski en 2001: “Rock’n’roll will never die”. Les bons festivals non plus.»
D’une ratiche à l’autre, je revois Tom Verlaine, fondateur de Television et sauveur du punk new-yorkais, mangeant humblement dans les sous-sols du Palais des congrès, à la table des techniciens. Pour moi, peu d’images de glam, de frime et de fric, de galas et de strass durant ses 20 ans montreusiens mais des moments d’une réelle authenticité, comme Josh Homme en coulisse, piochant la set list de son concert au Miles Davis Hall parmi les quatre albums des Queens Of The Stone Age (nous étions en 2005) disposés à ses pieds, quelques minutes avant de monter sur scène. Pas de formatage, aucune triche: le rêve. Celui-ci continuera. Comme chantait Neil Young au Stravinski en 2001, assis à son harmonium dos à la foule: «Rock’n’roll will never die». Les bons festivals non plus.
François Barras, 24 heures